Grands progrès et records (XXᵉ siècle)

Chapitre 6


Objectif du chapitre

Montrer comment le XXᵉ siècle a transformé l’étude des nombres premiers :
d’une science théorique réservée à quelques savants, elle est devenue un domaine expérimental et algorithmique, porté par les ordinateurs, les statistiques et la recherche collective.

Ce siècle marque la naissance de la recherche numérique des nombres premiers et l’affirmation de l’analyse probabiliste dans la théorie des nombres.


1. Hardy et Littlewood — les pionniers de l’analyse moderne

Au début du XXᵉ siècle, deux mathématiciens britanniques, G. H. Hardy et J. E. Littlewood, fondent la théorie analytique moderne des nombres premiers.
Ils s’appuient sur l’héritage de Riemann pour développer de nouvelles méthodes d’estimation et de conjecture.

🔹 La conjecture des nombres premiers jumeaux

Hardy et Littlewood formulent une hypothèse célèbre :

il existe une infinité de paires de nombres premiers jumeaux, c’est-à-dire deux nombres premiers séparés par 2.

Exemple :
[
(3, 5), (5, 7), (11, 13), (17, 19), (29, 31)
]

Ils proposent même une formule conjecturale pour le nombre de paires inférieures à ( x ) :
[
\pi_2(x) \sim 2C_2 \int_2^x \frac{dt}{(\ln t)^2}
]
où ( C_2 \approx 0.66016 ) est la constante des jumeaux.

“Les nombres premiers sont comme les étoiles : infiniment nombreux, mais pas distribués au hasard.”
G. H. Hardy


2. Le théorème des nombres premiers confirmé

En 1896, Hadamard et de la Vallée-Poussin avaient démontré le théorème des nombres premiers :

[
\pi(x) \sim \frac{x}{\ln x}
]

Au XXᵉ siècle, ce résultat devient une base solide.
Les progrès de l’analyse permettent de raffiner l’erreur entre ( \pi(x) ) et ( \mathrm{Li}(x) ), montrant que la loi de Gauss était plus qu’intuitive : elle était rigoureusement exacte à l’infini.


3. L’ère numérique — premiers calculs massifs

Avec l’arrivée des ordinateurs après la Seconde Guerre mondiale, les mathématiciens entrent dans une ère nouvelle :
celle du calcul expérimental et de la vérification algorithmique.

🔹 Années 1950–1970

Les premiers ordinateurs (ENIAC, IBM 7090, Cray) permettent de tester des millions de nombres premiers.
Les chercheurs vérifient l’hypothèse de Riemann pour des milliers de zéros de ( \zeta(s) ), confirmant qu’ils se trouvent bien sur la droite critique ( \Re(s) = \frac{1}{2} ).

🔹 Années 1980–2000

Les projets collectifs comme GIMPS (Great Internet Mersenne Prime Search) débutent.
Des milliers d’ordinateurs reliés par Internet cherchent ensemble les plus grands nombres premiers de Mersenne :
[
M_n = 2^n – 1
]

Chaque nouveau record devient un événement mondial.


4. Records des nombres premiers

Les nombres premiers géants sont aujourd’hui presque tous des nombres de Mersenne.
Grâce au test de Lucas-Lehmer, on peut vérifier leur primalité de manière efficace.

Quelques jalons historiques :

Année Chercheur / Projet Exposant ( n ) Taille du nombre premier ( 2^n – 1 )
1952 Raphael M. Robinson 521 157 chiffres
1979 Slowinski 44 497 13 394 chiffres
1996 GIMPS (1er succès) 1 398 269 420 921 chiffres
2018 GIMPS 82 589 933 24 862 048 chiffres
2024 GIMPS (record actuel) 2ⁿ ≈ 2⁸⁶ millions > 25 millions de chiffres

💡 Le plus grand nombre premier connu aujourd’hui dépasse 25 millions de chiffres !

“Nous avons appris à dompter l’infini, un bit à la fois.”


5. Les nombres premiers et la cryptographie

Le XXᵉ siècle marque une autre révolution : les nombres premiers deviennent utiles.

Le système RSA, inventé en 1977 par Rivest, Shamir et Adleman, repose sur une idée simple mais puissante :

il est facile de multiplier deux grands nombres premiers,
mais presque impossible de les factoriser ensuite.

Le principe de sécurité RSA :

  1. Choisir deux grands nombres premiers ( p ) et ( q ).
  2. Calculer ( N = p \times q ).
  3. La clé publique dépend de ( N ),
    la clé privée dépend de la connaissance de ( p ) et ( q ).

Ainsi, toute la sécurité d’Internet repose sur la difficulté de la factorisation.

[
N = p \times q \quad \text{(facile)} \qquad \Longrightarrow \qquad (p, q) \text{ (presque impossible à trouver)}
]


6. Nouvelles approches et conjectures

Les mathématiciens du XXᵉ siècle ont introduit des outils inédits :

  • Théorie probabiliste (Erdős, Selberg)
  • Méthodes de crible (Brun, Selberg, Bombieri)
  • Analyse complexe avancée
  • Calcul symbolique et algorithmes de primalité

Ces approches ont permis de démontrer :

  • l’existence d’une infinité de nombres premiers jumeaux “à distance bornée” (résultat partiel de Zhang, confirmé plus tard au XXIᵉ siècle),
  • et de tester les hypothèses analytiques de Riemann pour des milliards de cas.

7. La recherche collective

Le XXᵉ siècle voit naître une nouvelle forme de science : la recherche collaborative.
Des projets internationaux comme GIMPS, PrimeGrid ou Polymath réunissent des milliers de bénévoles.

Leur but :

  • explorer de nouvelles familles de nombres premiers,
  • tester des conjectures,
  • et vérifier les théories par la puissance du calcul distribué.

“Les nombres premiers sont un territoire que l’humanité explore ensemble.”


Pages liées

  • Hardy — Le poète des nombres.
  • Littlewood — L’artisan de la conjecture des jumeaux.
  • LucasLehmer — Le test moderne de primalité.
  • RSA — Quand la théorie devient sécurité numérique.
  • GIMPS — La recherche collective de nouveaux nombres premiers.

Transition vers le Chapitre 7

Le XXIᵉ siècle ouvre une ère nouvelle :
les algorithmes d’intelligence artificielle, la cryptographie quantique et la recherche distribuée mondiale redéfinissent notre rapport à la primalité.

➜ Chapitre 7 : Les nombres de Mersenne et les tests modernes