XIXᵉ siècle : les fondements analytiques

Chapitre 4


Objectif du chapitre

Le XIXᵉ siècle marque l’entrée des nombres premiers dans la rigueur moderne.
C’est à cette époque que naît la théorie analytique des nombres, une nouvelle manière d’étudier les entiers à travers les outils de l’analyse mathématique : limites, séries, fonctions complexes.
Avec Gauss, Legendre et Dirichlet, la distribution des nombres premiers commence à révéler son ordre caché.


1. Carl Friedrich Gauss (1777–1855) — la loi de répartition

Dès son adolescence, Gauss s’intéresse à la manière dont les nombres premiers se répartissent parmi les entiers.
À 15 ans, il observe empiriquement que la densité des nombres premiers diminue avec la taille des nombres, mais selon une loi précise.

Il propose une fonction approchant le nombre de nombres premiers inférieurs à une valeur ( x ) :

[
\pi(x) \approx \mathrm{Li}(x) = \int_2^x \frac{dt}{\ln(t)}
]

où ( \pi(x) ) désigne le nombre de nombres premiers inférieurs à ( x ).

Cette formule, appelée loi de Gauss ou fonction logarithmique intégrale, s’avérera remarquablement précise.
Elle montre que les nombres premiers, bien que “irréguliers”, suivent une tendance statistique stable.

Intuition de Gauss :
La probabilité qu’un nombre proche de ( n ) soit premier est approximativement égale à :
[
\frac{1}{\ln(n)}
]

“Les nombres premiers ne sont pas distribués au hasard ; ils obéissent à une loi que seule l’analyse peut approcher.”
Gauss


2. Adrien-Marie Legendre (1752–1833) — les premières approximations

Presque au même moment, Legendre publie une formule empirique plus précise que celle de Gauss.
Il propose une approximation directe de ( \pi(x) ) :

[
\pi(x) \approx \frac{x}{\ln(x) – 1.08366}
]

Cette formule, issue d’observations numériques patientes, reste valable pour de grandes valeurs de ( x ).

Legendre est l’un des premiers à comprendre que la distribution des nombres premiers est une question analytique, pas seulement arithmétique.
Ses travaux inspireront directement Riemann quelques décennies plus tard.


3. Dirichlet (1805–1859) — les progressions arithmétiques

Johann Peter Dirichlet étend la vision de Gauss et Legendre à un cadre plus général.
Il s’interroge : les nombres premiers apparaissent-ils aussi dans des suites régulières ?

Il démontre que dans toute progression arithmétique de la forme :

[
a,, a + q,, a + 2q,, a + 3q, \ldots
]

où ( a ) et ( q ) sont deux entiers premiers entre eux,
il existe une infinité de nombres premiers.

C’est le théorème de Dirichlet sur les progressions arithmétiques.

Exemple :
Les suites ( 3, 7, 11, 15, 19, 23, 27, \ldots ) (pas de 4) et ( 5, 11, 17, 23, 29, \ldots ) (pas de 6) contiennent toutes deux une infinité de nombres premiers.

Dirichlet introduit pour cela des fonctions L (ancêtres des fonctions zêta généralisées), ouvrant la voie à la théorie analytique moderne.

“L’arithmétique pure a trouvé dans l’analyse un langage qui la transcende.”
Dirichlet


4. Naissance de la fonction ζ d’Euler (zêta) revisitée

Déjà évoquée par Euler au XVIIIᵉ siècle, la fonction zêta devient au XIXᵉ siècle un outil central.

[
\zeta(s) = \sum_{n=1}^{\infty} \frac{1}{n^s} = \prod_{p , \text{premier}} \frac{1}{1 – p^{-s}}
]

Cette égalité — appelée formule produit d’Euler — relie la somme infinie des inverses des puissances entières à un produit infini sur les nombres premiers.

Au XIXᵉ siècle, les mathématiciens réalisent que la valeur complexe de ( s ) modifie profondément le comportement de cette fonction, et que ses zéros déterminent la répartition des nombres premiers.

Cette observation mènera directement à Riemann et à son hypothèse en 1859.


5. Naissance de la théorie analytique des nombres

Avec Gauss, Legendre et Dirichlet, les nombres premiers quittent le domaine de la curiosité pour devenir un champ scientifique à part entière.
L’étude des nombres premiers devient analytique, probabiliste et géométrique.

Trois idées-clés émergent :

  1. Loi de densité — donnée par Gauss et Legendre.
  2. Infinité dans les progressions — démontrée par Dirichlet.
  3. Pont entre arithmétique et analyse — révélé par la fonction zêta.

Ces avancées ouvrent la voie à Riemann, qui donnera à la fonction zêta sa dimension complexe et géométrique.
L’étude de ses zéros deviendra le Saint Graal de la théorie des nombres.

“À mesure que la science avance, les nombres premiers cessent d’être un mystère — pour devenir un poème.”
Adapté de Hilbert


🔗 Pages liées

  • Gauss — La loi de répartition des nombres premiers.
  • Dirichlet — Les progressions arithmétiques infinies.
  • Fonction zêta — Le lien entre somme et produit infini.
  • Loi de répartition — Vers la statistique des nombres premiers.

🧭 Transition vers le Chapitre 5

Le XIXᵉ siècle s’achève sur une révolution : Bernhard Riemann propose une vision unifiée des nombres premiers à travers une fonction complexe mystérieuse.
Son hypothèse, toujours non résolue, deviendra le cœur battant des mathématiques modernes.

➜ Chapitre 5 : Riemann et la fonction ζ — le mystère des zéros